jeudi 22 août 2013

PASOLINI ET LA VIE : ENTRE L’HORREUR ET L’INNOCENCE - 3e partie

Dans le mythe de Babel, comme l’a bien noté Denis de Rougemont, l’obsession de la langue unique, de l’unicité linguistique, est venue obscurcir puis desquamer la fin commune qu’on devait poursuivre.  La langue unique revêt l’autorité de la langue haute, celle du Père régulateur et pourvoyeur de connaissances techniques et s’érige en fin.  En cela elle devient rhétorique, signe de distinction des clercs et marque du Pouvoir.  Le Volgar’ eloquio se fige, son sang se coagule et perd toute expression pratique. La langue du Père acquiert valeur de parole sans appel et assèche toute activité culturelle.  Le moyen s’est donné comme fin, alors s’opère une scission entre la pensée et l’action et la grammaire (de la langue haute du Père) se dégrade en instrumentalité technique imposant la dictature des instruments comme fin.  La tour s’écroule, la vie est encadrée, la technique inflige aux dialectes des mesures paralysantes et même la grammaire haute perd toute capacité de mesure actuelle, de régulation vivante, elle s’est transmuée en rhétorique.

Jean Starobinski a fait remarquer que le problème de la langue constituait l’unité de la pensée de Rousseau: le Discours sur l’origine de l’inégalité insère une histoire du langage et le Discours sur l’origine des langues situe la société à l’intérieur du langage - il ne serait pas vain de s’interroger sur la pertinence de prolonger la remarque jusqu’à l’oeuvre de Pasolini. Ainsi tout comme pour Rousseau, l’inégalité - chez Pasolini le néo-capitalisme techno-fasciste - parle une langue dépréciée et dépréciatrice tandis que du déclin des dialectes et, par voie de conséquence, de la langue haute, s’engendre le déclin social.

La langue primordiale est parole expressive du corps médiateur entre l’objet et le sujet (désir, sentiment, conscience), elle désigne l’objet dans sa relation au signifieur ,à celui qui parle; d’une saisie de la présence de l’objet elle renvoie à une vérité du sujet: les premières langues ont une nature poétique.  Autre parenté entre Rousseau et Pasolini: le cheminement de la langue, de l’instrumentalité à l’abstraction (l’éloquence du citoyen revêt un statut équivoque balancé entre le fait et l’idéal de la norme) dépouille le corps de ses gestes, de son expressivité, de ses signes visibles.  La déréalisation du corps corrobore la perte de la langue.  Le mot, dans son rythme, sa tonalité, son accent, ne récapitule plus l’histoire de la société, le corps homologué par la fonction hédoniste des nouveaux rapports “sociaux” ne territorialise plus l’histoire de la langue.  Pasolini n’achèvera jamais de nous montrer dans la suite photographique de la Divina mimesis ou dans la Trilogie de la vie par exemple, les liens intimes entre langue, corps et histoire.


Le langage populaire exprime la temporalité circulaire du mythe, le cycle pérenne des choses et des êres, il dit le lieu du monde; et nul autre lieu qui ne soit pas un lieu ouvert.  Les lieux de Pasolini sont la campagne, les rues, les ruelles, les quartiers.  Il n’y a pas de structure claustrale, de lieu carcéral chez Pasolini, c’est pourquoi sa révolte reste pure, innocente.  Le borgate des romans de Pasolini, les héros de la Ricotta baignent dans le symbolisme, ils expriment une condition anthropologique universelle qui ne saurait élire domicile dans les châteaux verouillés du marquis de Sade, les cimes solitaires de Nietzsche, les rochers romantiques, les nations retranchées encore bien moins dans les camps de concentration comme l’a très bien écrit Albert Camus dans l’Homme révolté.  Et on pourrait ajouter à cette panoplie des lieux mode d’emploi, les supermarchés, les intérieurs bourgeois et les partis et autres organisations politiques.  Pasolini nous livre un contre-exemple significatif dans Salò et, dans une moindre mesure, dans la Porcherie. Cependant même dans Salò il suggère les moyens de nous déprendre de l’univers carcéral concentrationnaire du château expérimental par l’amour entre deux jeunes gens.  Les Maîtres de cérémonie qui sont tout simplement les maîtres organisent une parodie du mariage - une sorte de pacte civil programmé avec l’immonde et l’horreur - et voici que les deux jeunes jouent le jeu de l’amour et de la tendresse charnelle du corps - tendre baiser de surface dévastant les entreprises techniques de sodomie arraisonnante.

À suivre

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