mercredi 5 août 2009

Émotion - 2e partie

Il y a trois ans environ, j’ai éprouvé une peur intense dont je conserve un souvenir très vif encore. Je me trouvais à Pétion-ville, banlieue de Port-au-Prince, dans la maison de mes parents, qu’une grosse montagne l’isolait un peu. On avait parlé dans la journée d’un maraudeur qui avait volé quelques vaches et chevaux dans les propriétés voisines; on faisait du personnage des descriptions peu bienveillantes, et personne n’aurait souhaité le rencontrer, la nuit, au coin de la montagne. Ces récits m’avaient vivement frappé, et je fus long, ce soir-là à m’endormir.

Au milieu de la nuit, je me réveillai. Je crus d’abord que mon réveil avait été provoqué par l’appréhension avec laquelle je m’étais endormi. Mais je remarquai aussitôt qu’un chien hurlait dans la montagne : c’étaient ces aboiements qui avaient interrompu mon sommeil et qui allaient porter à son paroxisme la vague anxiété qui ne m’avait pas quitté depuis la veille. Il n’y avait pas de doute, le maraudeur était chez nous; à travers les hurlements du chien, j’entendais les cris étouffés des volailles. L’idée me vint de donner l’alarme, du moins de crier, de ma fenêtre, pour effrayer le voleur. Mais mon imagination avait fait du maraudeur un bandit en quête de massacres; je me voyais déjà étendu à terre par un coup de matraque, percé de coups de couteau, agonisant seul dans l’obscurité. Je voulus appeler : un sanglot coupa mon appel. D’ailleurs, un ressort de mon lit venait de craquer et j’eus l’impression que la porte était enfoncée. Je sentais une sueur froide et cependant j’étouffais. Je me cachai sous mes draps pour ne plus rien entendre, mais malgré moi, mon oreille était aux aguets et j’interprétais les moindres bruits comme des signes du travail du bandit. Combien dura cette folle épouvante? Je ne sais. Enfin, après un longtemps de silence absolu, le sommeil revint, mais pesant et douloureux de toute l’angoisse de ces heures d’insomnie.

Plus complexe, et cependant plus facile à analyser, le cas d’une passion que je faillis contracter durant l’été dernier; la passion du jeu. Nous étions à Luchon depuis dix jours, et, ne sachant que faire, j’explorais le casino. Poussé par une curiosité un peu malsaine – j’avais lu sur la porte, « Défense de jouer », je m’aventurai, un soir dans une salle où l’on jouait à la roulette.
Bien souvent déjà, j’avais vu, dans les foires, des jeux de roulette où l’on risquait cent euros pour gagner une bouteille de mousseux et je n’y avais trouvé qu’un médiocre intérêt. Ce soir-là, le plaisir de tenter ma chance prit pour moi une intensité jusqu’ici inconnue. Pourquoi? Peut-être pas snobisme et influence du milieu : je voulais me montrer aussi aventureux que les autres. Timidement, je hasardai deux cent euros, que je perdis. N’ayant plus, en dehors de quelques menue monnaie, je la misai en rougissant. Elle gagna. Dès lors, une sorte de délire m’attacha à cette table, où je perdis tour à tour et gagnai, perdis de nouveau plusieurs coups, jusqu’à ce que, n’ayant plus rien à miser, je m’éloignai, furieux contre moi-même, mais résolu à prendre ma revanche et à revenir.

Fort heureusement, notre séjour à Luchon se termina avant que ma passion se fût, par l’habitude, comme incorporée à mon tempérament. Actuellement, je n’éprouve pas un violent besoin de jouer, mais il me semble bien sentir que, si je me trouvais devant la roulette, je ne résisterais pas : j’ai le démon du jeu.
En continuant dans le sens d’une plus grande intellectualisation de l’affectivité, je citerai enfin le profond sentiment de tristesse que j’éprouvai, il ya quelques années, à la mort de mon grand-père. À vrai dire, la nouvelle de son décès ne me frappa pas profondément; j’étais même honteux de ressentir si peu de peine. C’est que mon attention était accaparée par les mille détails d’une cérémonie funèbre. La tristesse ne se manifesta qu’une semaine plus tard, lorsque l’accessoire qui m’avait distrait du principal fut devenu souvenir. Je fus alors, durant de longs jours, vraiment malheureux : les moindres bontés de mon grand-père me revenaient, vivantes, à la mémoire; la pensée des peines que je lui avais causées me hantait comme un remords; il me semblait que, sans moi il aurait vécu plus heureux et que j’avais été le seul obstacle à son bonheur. D’autre part, je sentais quelle place il occupait dans ma vie et combien, lui disparu, le monde était vide pour moi. Parfois, je me révoltais contre les faits et maudissais le sort. Plus souvent, je restais abattu devant la vie; j’éprouvais une sorte d’amertume intime, de resserrement de cœur, à la pensée de ce « toujours » qui nous séparait l’un de l’autre…
Hélas! L’oubli vint, ou du moins l’atténuation de ma peine. Je cherchai avec d’ailleurs l’impression de commettre une lâcheté, à me distraire. Peu à peu la vie reprit, sans lui. Un jour même, l’image de mon grand-père me revint à mon esprit que difficilement, vague et sans l’accompagnement émotif d’autrefois. La tristesse s’était sublimée en un souvenir d’une douleur, souvenir dont le temps chaque jour atténue les arêtes.



* à suivre *

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