lundi 7 mai 2012

LA DÉTRESSE DES HOMMES - 73e partie

LE MENTEUR

L’importance de la tromperie dans les affaires humaines est depuis longtemps reconnue par les philosophes politiques, les analystes militaires, les dramaturges, les romanciers et autres observateurs du comportement humain. La tromperie a été perçue comme centrale dans les conflits inter-groupes, depuis les récits bibliques du siège de Ai et la légende grecque du cheval de Troie jusqu’aux exemples modernes de Pearl Harbour en 1941, de la Normandie en 1944 et de la Tchécoslovaquie en 1968 (Handel 1982, Whaley 1969). Ce fait est d’une telle évidence que l’on est tenté d’abonder dans le sens de Sun Tzu, selon qui « toute guerre est fondée sur la tromperie » ou de Churchill qui aurait dit qu’ « en temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’elle doit être protégée par un rempart de mensonges ». La guerre est, sans contredit, l’une des manifestations les plus dramatiques de la tromperie humaine, mais les dédales de l’intrigue politique, depuis les écrits classiques de Machiavel pendant la Renaissance jusqu’à l’affaire du Watergate ou l’Irak avec son nucléaire juré par Bush et les campagnes de « désinformation » contemporaines, sont autant d’exemples de l’importance de la duplicité dans la vie publique. 

Selon les psychologues sociaux comme Mead (1934) et Goffman (1959), les interactions sociales de la vie quotidienne comportent un élément de tromperie, dans le sens où chaque acteur participe à une mise en scène par laquelle il vise à contrôler les impressions qu’il crée sur autrui. La vision la plus extrême de la tromperie dans la vie de tous les jours est sans doute celle d’un sociobiologiste contemporain pour qui la société humaine est « un réseau de mensonges et de tromperie qui ne persiste que dans la mesure où il existe des systèmes de conventions définissant les types de mensonges acceptables » (Alexander 1977). Poussée à l’extrême, cette vision de la vie sociale humaine ne tient pas compte de la fonction vitale de la communication fiable dans les rapports humains. Il est néanmoins concevable que l’existence de la tromperie préméditée et la nécessité de détecter ce type de machination et de manipulation aient pu constituer une impulsion majeure pour l’évolution de l’intelligence chez les primates et l’espèce humaine (Byrne et Whiten 1988, Humphrey 1976).

Vision Psychanalytique du Mensonge

PUIS FREUD VINT… 

En 1909, Freud, dans un excellent article, assigne à la « fabulation » un déterminisme précis : la mise en doute de l’image parentale accompagnée d’une surestimation de cette image. Dans la théorie freudienne, les fantasmes prépubertaires servent à accomplir les désirs dans un double dessein : érotique et ambitieux. À cette époque, l’activité fantasmatique a tendance à se débarrasser de parents désormais dédaignés et de leur en substituer d’autres, en général d’un rang social plus élevé. Puis, avec la connaissance des processus sexuels, apparaît la tendance à se figurer des situations et des relations érotiques. L’enfant bâtit alors un roman familial dans lequel il ne craint pas d’inventer à la mère, objet de la curiosité sexuelle suprême, autant de liaisons amoureuses qu’il y a de concurrents en présence. Cette hypothèse vaut tant pour le mensonge chez l’enfant que pour les thèmes de filiation fréquents dans les délires d’imagination – qui, pour Dupré, sont le degré maximal de la mythomanie.

« Il est naturel que les enfants mentent lorsque, ce faisant, ils imitent les mensonges des adultes », dit Freud. Le mensonge est inhérent à l’évolution psychologique de l’enfant. Pour celui-ci, comme dans la mentalité primitive, le langage a une valeur magique, incantatoire. Freud a montré la portée de l’investissement du langage : le tabou de certains mots, les lapsus, les oublis, mais aussi l’importance de la construction même de ce langage. À mesure que son discours se déroule, le sujet se découvre face à autrui ou prend conscience, dans le dialogue, de ses problèmes personnels. Le langage s’enrichit par la relation et s’affermit par la réalisation. C’est au-delà de trois ans que se fait l’apprentissage du mensonge. Cette expérience est d’une importance déterminante dans l’évolution psychologique. Utilisé d’abord de façon ludique, le mensonge n’a d’autre valeur que celle d’une opposition à l’adulte, sans que l’enfant ne lui prête aucunement le pouvoir de convaincre. Mais, un jour, l’enfant s’aperçoit que son mensonge « prend »; il découvre que l’adulte, puisqu’il croit à son mensonge, ne connaît pas sa pensée. Dès ce moment, les relations de l’enfant avec son entourage sont transformées. Le mensonge est vérité. L’imaginaire peut être aussi vrai que la réalité. Cette indépendance verbale est l’expression d’une tentative d’indépendance beaucoup plus profonde. À noter que l’acte de mensonge est aussi mécanisme de réassurance, de puissance ou de culpabilisation. 

LE MENSONGE PATHOLOGIQUE 

Le menteur pathologique est impuissant à saisir sa propre image et à pouvoir s’y maintenir. Le menteur normal, lui, a souvent des motivations assez évidentes (peur de la punition, par exemple). Dupré décrit un cas de mensonge qui, par sa richesse imaginative, nous fait pénétrer dans le monde de la mythomanie infantile.

L’activité mensongère chez l’enfant tend à diminuer progressivement et à se discipliner à des fins créatrices et utiles, parallèlement au développement des facultés de jugement et de critique.

Une phrase d’André Malraux résume tout le tragique du monde mythomaniaque : « La mythomanie est un moyen de nier, de nier et non pas d’oublier ». La vie doit devenir un roman; la fiction et la réalité ne font qu’un. L’espace qui le sépare d’autrui, le mythomane le comble par une histoire, histoire obligeant l’auditeur à s’attacher à lui tant il est glorieux ou tant il a souffert. Autrui est présent, spectateur de cette mise en scène. Pour le mythomane, la réalité est alors la matrice du possible.

Produire, créer sont les conséquences de son sentiment d’insécurité et de son manque d’estime en soi. Il a un besoin vital de mythe pour assurer son identité. Bien que n’existant que durant le discours, le mythe va continuer sa course auprès d’autrui; cette existence indépendante et non maîtrisée de la fable va alimenter l’angoisse du mythomane d’être débusqué. Du possible peut advenir la chute, chute inassumable et inacceptable. La mort est alors, souvent, le seul échappatoire à cet effondrement narcissique. Cette recherche constante d’identité ne pourra pas résister à la levée de l’imposture. 

UN STYLE DE VIE 

On le voit, la mythomanie est beaucoup plus qu’une série d’actes mensongers. C’est un style de vie, avec ses éléments caractéristiques. Le discours de l’homme sincère laisse à l’interlocuteur la possibilité de s’interroger. Tout n’est pas évident, tout n’est pas expliqué. Dans le discours mensonger, au contraire, la sursignification est constante; rien n’est laissé dans l’ombre, tous les détails nécessaires sont fournis. Les faits réels sont transformés, agrandis, embellis pour être plus significatifs. La fable « doit » être réalité. Ainsi, elle pourra d’autant mieux amener la participation active de l’auditeur. 

Ce mode de vie est un roman qui peut aller de la fabulation jusqu’au pseudo-délire sur des thèmes de persécution ou de jalousie reflétant des troubles graves de l’identité. Mais leur organisation romanesque, la survalorisation permanente du sujet, l’absence complète d’éléments hallucinatoires permettent de les distinguer du délire psychotique.

Cette falsification de soi-même, caractéristique du mythomane, est en réalité falsification à soi-même, recherche d’une réassurance, expression d’un défaut d’identification narcissique. Cette figure idéale qu’il veut incarner aux yeux de l’interlocuteur comme à ses propres yeux fournit au mythomane un alibi existentiel. Ce besoin d’intéresser et de prendre un masque est une manière de fuir la relation avec l’autre. Cette fuite n’est pas seulement imaginaire; la réalité existe et, par ce qu’il raconte, il cherche à persuader l’autre de son malaise existentiel. Car cette conquête de l’autre est une quête de soi-même. Être le metteur en scène d’une fable dont l’autre est spectateur, monter puis démonter cette fable à loisir, c’est essayer d’assurer et de s’assurer que son identité propre, sexuelle et narcissique, ne se trouve pas compromise ni menacée. 

L’HYSTÉRIQUE 

Le comportement mythomaniaque ne joue pas le même rôle dans les différentes structures mentales. En effet, la structure mentale est l’organisation sous-jacente à la personnalité, c’est-à-dire à la manière dont l’individualité veut être reconnue comme humaine. Par opposition à la personnalité, toute descriptive, la structure mentale est « déductive » des traits de personnalité, du sens des symptômes. En effet, le comportement mythomaniaque n’a pas la même vocation dans la structure hystérique, la structure psychopathique ou la structure de la débilité mentale.

Classiquement, la personnalité hystérique est abordée d’une manière descriptive : suggestibilité, théâtralité, érotisation des relations, immaturité affective en relation avec une insécurité perpétuelle. Or il nous paraît pourtant plus intéressant de parler non de l’hystérie en tant qu’entité clinique, mais de l’hystérique et de son discours inconscient porteur d’une interrogation : comment être un homme? Comment être une femme? Cette interruption est ici l’expression d’une faille narcissique. L’hystérique a le fantasme de n’avoir pas assez été aimé; il demeure marqué de l’incomplétude (voire du rejet) du désir de sa mère. Son identité sera donc précaire et d’ailleurs redoutée. La mythomanie aura là son rôle thérapeutique. La confrontation au miroir est confrontation à son insignifiance. Pour l’hystérique, son image est impropre à retenir le regard de l’autre. Il se cherche dans ce regard, essayant d’être cet objet idéal conforme à celui qu’il pressent au lieu du désir de l’autre. Ce trouble de l’identification, tant narcissique que sexuel, va amener l’hystérique à afficher un personnage, à jouer un rôle, répondant ainsi à la nécessité d’éviter toute rencontre authentique avec autrui. N’ayant pas d’identité vraiment bien établie, il se sent obligé de vivre par substitution : d’où la théâtralité et une dramatisation permanente de l’existence. Être remarqué est nécessaire : excès de langage, goût vestimentaire extravagant, vie qui apparaît à l’autre comme un véritable roman. Cet histrionnisme, où tout est mis en œuvre pour attirer et pour plaire, implique une certaine plasticité du personnage, qui change de rôle en fonction des auditeurs, sans s’en rendre d’ailleurs véritablement compte.

Chez l’hystérique se retrouve l’agencement romanesque des projections inconscientes, spécifiques à la mythomanie. La mythomanie hystérique est plutôt une tendance qu’un style complet d’existence. Il s’agit avant tout d’accrocher l’autre plutôt que de construire un roman et de s’en servir. L’autre est indispensable à l’établissement d’une identité vacillante; la solitude renvoie l’hystérique à ce qu’il croit être son insignifiance, d’où le risque suicidaire quand l’hystérique se retrouve seul. Pris dans son imaginaire, il éprouve parfois des difficultés réelles à faire la part du vrai et du faux, des fantasmes et de la réalité. La faille narcissique est colmatée par le mensonge; la satisfaction imaginaire permettant un semblant de satisfaction réelle, elle le met en quelque sorte à l’abri du délire. L’hystérique se sert avant tout de sa tendance mythomaniaque pour retenir l’autre, non pour l’abuser véritablement. 

LE PSYCHOPATHE 

Tout autre est la place de la mythomanie dans le monde psychopathique. Pour le psychopathe, ou déséquilibré mental, le comportement mythomaniaque est un moyen et non une fin en soit comme chez l’hystérique. Pour lui, tout échange – et l’échange langagier n’échappe pas à la règle – est régi par une loi qui n’est que violence, qui n’est que représentante de la mort. Le psychopathe est né et vit dans le monde dur du « chacun pour soi », où chaque individu est trop occupé à démêler ses propres difficultés pour s’intéresser à celles des autres. Monde de l’insécurité où la loi est celle du plus fort. Malgré son désir de rencontrer l’amour et l’amitié, chaque relation dégénère vite en affrontement; fort de sa soif d’authenticité, de vivre une relation d’ « homme à homme », il se sent forcé par l’autre à être vicieux. Les troubles du comportement sont le résultat de ce sens vicié de l’existence, troubles où l’impulsivité est rarement absente et qui amènent fréquemment le psychopathe à avoir des démêlés avec la justice (bagarres, menaces, escroqueries, vols, réactions homicides ou alcoolisme pathologique).

Le psychopathe est constamment mythomaniaque; l’enjolivement de son vécu, sa modification fallacieuse n’a pour objet unique que l’obtention de bénéfices pratiques, le plus souvent de façon efficace, tant son charme est opérant. Ici, l’acte mensonger n’engage que très peu celui qui l’exécute, mais vise surtout à détruire le protagoniste. Ainsi, alors que le mythomane hystérique signera une lettre d’une pseudonyme afin d’avoir une réponse, le psychopathe, lui, n’attend pas de réponse, il attend un résultat. L’acte mensonger, s’il obéit à des motivations inconscientes, est un acte conscient, délibéré, que certains auteurs ont qualifié de perversité pathologique.

Citons l’escroc qui invente des histoires, se fait passer pour un personnage important. Son objectif est de duper, mais aussi d’abuser les autres. Il exploite sa victime et en est le bénéficiaire dans la réalité; alors que le mythomane hystérique est le bénéficiaire de l’imaginaire et, en dernier lieu, la victime, car il doit ou fuir ou se faire démasquer.

Enfin, le mensonge du Débile.Le débile mental, quant à lui, ne tire avantage de ses fables ni au regard de la réalité ni au regard de l’imaginaire. Il apparaît perdant sur toute la ligne. Son discours est pauvre en quantité comme dans son contenu : la métaphore est ici inintelligible : elle est confrontée aux relations existant entre organisation libidinale (ou affective) et fonctions cognitives (ou intellectuelles). La déficience mentale c’est d’abord une situation forgée et vécue par le sujet, mais c’est aussi un trouble de la connaissance et un monde original de communication. C’est une psychopathologie du manque, notamment au niveau de l’intellect, de la connaissance, du savoir et du jugement… et qui dit mieux à propos du mensonge?

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